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Maghreb Actualité
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26 avril 2006

Le coeur là-bas, mais la tête ici

jetset10

A Montfermeil, près de Paris, une famille branchée sur 2M Maroc. Cette chaîne privée est très regardée en France.

Loin d’être sous l’influence des médias arabophones, les immigrés sont des téléspectateurs comme les autres, avec juste quelques chaînes en plus. Qui les aident à retrouver leurs racines. Enquête.

Les Arabes vivent chez nous, mais le soir ils rentrent chez eux. Les paraboles les relient à Dieu, aux pays frères, à la voix de leurs maîtres. Plus la parabole absorbe de signaux venus d’Orient, plus la France devient inutile. » L’opinion de Jean de Boishue, alors secrétaire d’Etat chargé de l’Enseignement supérieur, n’est sans doute pas passée à la postérité. Mais, en cette année 1995 où les balcons des « banlieues » fleurissent de paraboles, il dit tout haut ce que beaucoup murmurent tout bas : il y a péril en la demeure. Les chaînes arabophones par satellite risquent d’écarter les immigrés d’origine maghrébine et leurs enfants de la société française. Pis, elles distilleront une influence culturelle et idéologique hostile. A Saint-Cloud, à Courcouronnes, les maires, de droite comme de gauche, tentent d’interdire ces antennes. Hassan M’Béchour, travailleur social et collaborateur de l’institut Panos, une ONG spécialisée dans le soutien au pluralisme des médias, se souvient : « Ces réactions disaient en filigrane une volonté de contrôle idéologique des immigrés et de leurs enfants. Et puis, la suspicion envers les chaînes étrangères était le signe d’un absolu mépris pour ces téléspectateurs, comme s’ils n’avaient aucune intelligence critique, aucune capacité de maîtriser leurs choix… »

Une dizaine d’années après, comment les populations d’origine maghrébine utilisent-elles ces supposées « paraboles d’Allah » ? La sécession culturelle menace-t-elle les cités ? La question peut paraître un peu datée, quand les nouvelles technologies pulvérisent chaque jour un peu plus les frontières. Pourtant, la notoriété sulfureuse d’Al-Jazira, l’après-11 Septembre, l’interdiction en 2004 de la chaîne du Hezbollah, Al-Manar, après la diffusion d’un feuilleton antisémite, ou encore la récente éruption des banlieues sont autant de raisons, aux yeux de certains, pour poser à nouveau la question : et si un impalpable ghetto cathodique corsetait les « quartiers » ? Disons-le d’emblée : les témoignages recueillis comme les rares travaux universitaires sur le sujet infirment pareille vision et révèlent, au contraire, une pratique bariolée de la télévision, aux antipodes du repli sur soi.

Les femmes d’un quartier populaire de la Porte d’Ivry à Paris, comme les postados un brin rebelles qui fréquentent une association de jeunes du 20e arrondissement ou les ouvriers d’une résidence Sonacotra de Gennevilliers, en banlieue parisienne : tous égrènent différentes versions de la même histoire, celle d’une télévision poreuse aux vents d’ici comme aux vents du monde. Où les films de Bollywood et le cinéma de Hong Kong côtoient MTV et les chaînes de rap en tout genre ; où Al-Jazira et les télévisions marocaines croisent PPDA et le journal de M6 ; où les telenovelas mexicaines et les séries américaines cohabitent avec les feuilletons saoudiens ; où la Star ac version marocaine alterne avec Zone interdite… La télévision des immigrés est résolument plurielle. Selon que l’on est jeune ou vieux, homme ou femme, diplômé ou analphabète, riche ou pauvre, on se mitonne un écran bien à soi. A mille lieues d’une éventuelle tyrannie « communautaire ».

Dès 1996, le sociologue britannique Alec Hargreaves avait révélé cette diversité. Son enquête, menée avec la chercheuse Dalila Mahdjoub, soulignait en particulier le fossé séparant les générations : « Alors que les migrants à proprement parler se réjouissent de renouer avec leur pays et leur culture d’origine grâce au satellite, la deuxième génération regarde beaucoup plus les chaînes françaises (1). Et quand les enfants peuvent choisir librement des programmes étrangers, leurs préférences vont aux chaînes américaines, ce en quoi ils ressemblent fort aux jeunes de souche française. » « La parabole, chez ma mère, je l’esquive, dit aujourd’hui Nadia, 19 ans. D’abord, je ne comprends presque rien. Et puis, il faut déjà que je m’occupe de faire ma vie là où je suis avant de m’intéresser à l’étranger. D’accord, ça fait toujours plaisir de savoir ce qui se passe au bled. Mais bon, c’est encore pire qu’ici, ça me démoralise. » En 2006, l’intérêt pour les chaînes arabes reste plus que jamais fonction de l’âge du téléspectateur, confirme précisément une enquête récente : 73,3 % des moins de 25 ans interrogés par le sociologue Kamel Hamidou (2) regardent uniquement la télévision française ; seuls 26,7 % naviguent d’un univers à l’autre.

Le nomadisme culturel n’est pas l’apanage des jeunes. Toutes générations confondues, il est rare qu’une télévision chasse l’autre. « Les téléspectateurs d’origine arabe ne délaissent pas les programmes français une fois la parabole installée, résume Kamel Hamidou : 38 % m’ont dit continuer à regarder exclusivement les chaînes d’ici ; et 34 % en alternance avec les télévisions paraboliques. » Une enquête d’audience réalisée auprès d’un échantillon de population immigrée d’origine maghrébine en France, en février 2005 par Médiamétrie pour la chaîne privée 2M Maroc, confirme ce goût pour les allers-retours. Même si l’échantillon surreprésente massivement les Marocains (70 %), l’étude démontre sans équivoque la réalité de la double culture : 2M Maroc se taille un joli succès en occupant le deuxième rang des chaînes les plus regardées, devant France 2. Mais derrière TF1.

Tout se passe comme si les populations d’origine maghrébine rassemblaient via l’écran les morceaux éparpillés d’elles-mêmes. Des moments sont réservés à la part de soi restée « au pays », d’autres pour la part de soi vivant ici. « Notre cœur est là-bas, mais notre vie est en France », résume Fatma au milieu d’un groupe de femmes récemment arrivées, venues apprendre le français dans une association de quartier du 14e arrondissement. Toutes disent à demi-mots l’importance des chaînes du pays, qui d’une part leur évitent les « bisous et les câlins » que montre la télévision française, et que d’autre part elles regardent pour les feuilletons, les variétés et les émissions de cuisine rappellant des sensations qu’elles ne veulent pas oublier. Mais le journal de 20 heures reste un rituel dans une nouvelle vie à laquelle on tient aussi. Malika, née en France, éprouve aussi ce besoin de retrouver un peu des couleurs et des parfums de l’Algérie qu’elle n’a pourtant découverte qu’à l’âge de 16 ans, en 1977. Elle pratique une multiple vie cathodique, mêlant les programmes éducatifs de France 5, les films de Bollywood diffusés par les télévisions indiennes et les films algériens proposés par Berbère TV – la chaîne française en kabyle –, qui montrent « le pays que m’ont raconté mes parents ». Le cœur, ou si l’on préfère la mémoire, pèse plus lourd que l’idéologie dans les choix de programmes. Pour la majorité des immigrés, la télé satellitaire n’est guère qu’une télévision en plus. Essentielle, mais pas unique. Celle que l’on regarde pour avoir des nouvelles d’un pays où vivent encore des proches, celle qui dorlote les jours de bleu à l’âme. « C’est bête, mais c’est comme une aspirine que tu prendrais pour calmer un mal de tête, murmure Malika. Il y a un petit manque. Et dès que tu as pris ta petite bouffée de Kabylie, ça va mieux. »

Cette télévision n’est ni une manière de se retirer du monde, ni une manière de s’abstraire de la France. Juste un moyen d’amadouer l’exil. De remplacer la tragédie de la « double absence » dont parlait le sociologue Abdelmalek Sayyad par une forme de « double présence » moins traumatisante. « Il m’arrive de discuter avec ma mère au téléphone et de réaliser qu’on est en train de regarder la même chose. On se sent un peu moins éloignés l’un de l’autre, ça fait un bien fou », raconte Mustapha, la quarantaine, depuis sept ans en France. En ce sens, la télévision satellitaire est un atout pour l’intégration. « Il est vital de conserver certains repères, rappelle Kamel Hamidou. La déculturation complète peut rendre fou. Et, d’une certaine manière, plus les immigrés approfondissent leurs liens avec la société française, plus ils ressentent le besoin de se replonger de temps à autre dans leur culture d’origine, avec des façons de parler, d’être ou de rire qui leur sont douces. Le voyage virtuel qu’autorise la parabole atténue la traditionnelle schizophrénie de l’immigré. »

Un calmant, en somme, et d’autant plus efficace que la télévision « du pays » fait aussi, paradoxalement, violence à la nostalgie. Elle rapproche et éloigne tout à la fois, en montrant au quotidien un pays réel qui ne ressemble plus à ce « bled » imaginaire que l’on a emporté avec soi : la parabole désenchante le souvenir. Dans les années 90, les Algériens de France assistaient ainsi au déchirement d’une société qui n’était plus en guerre contre la France mais contre elle-même ; plus récemment, les Marocains regardaient, ébaubis, défiler sur leurs écrans la Gay Parade de Casablanca… Avec le satellite, les horloges arrêtées mentalement au jour et à l’heure du départ se sont remises en marche. Et il est enfin possible de faire le deuil du départ, explique le sociologue Ahmed Boubeker : « Dans les années 90, c’est en regardant les images en continu de la guerre civile que les pères algériens ont compris que le pays avait changé en profondeur en leur absence, et qu’ils ne rentreraient jamais. Ils ont pu solder la dette imaginaire qu’ils pensaient avoir à l’égard du bled. Ils savent désormais que l’avenir est ici, nulle part ailleurs. »

Une dizaine d’années après l’apparition des paraboles, les Maghrébins et leurs enfants piochent-ils, via les chaînes arabophones, des idées et des valeurs venues d’ailleurs ? Rien n’est moins sûr. Comme le souligne Olfa Lamloum, auteur d’un livre sur la chaîne Al-Jazira : « Il faut énormément relativiser l’impact de telles chaînes. L’arabe littéraire parlé qu’on y entend n’est souvent pas compris par les immigrés maghrébins, et notamment les jeunes. » Dans une enquête récente auprès de militants d’associations musulmanes – « la frange censée s’intéresser le plus à ces médias » – la politologue l’a constaté : « Ils regardent les images, sont satisfaits d’avoir une source d’information différente, supposée conforter leur opinion sur le conflit israélo-palestinien, l’islamophobie ou la lutte contre le terrorisme. Mais ils sont obligés d’aller sur le site en anglais de la chaîne pour se faire une idée de ce qu’ils ont entendu. Au-delà de son importance symbolique, Al-Jazira n’a qu’une influence politique limitée : elle est faite et pensée depuis le Moyen-Orient pour le Moyen-Orient, et ne traite que rarement de sujets intéressant les jeunes Français musulmans. Même l’affaire du voile n’a été que très peu évoquée sur ses plateaux. »

La « cinquième colonne » médiatique arabe est un fantasme, renchérit Kamel Hamidou. « Si les émissions des chaînes arabophones peuvent véhiculer des valeurs qui contredisent les valeurs dominantes en France, les téléspectateurs font la part des choses. On ne comprend pas la nécessité de séparer le politique du religieux dans les pays arabes, mais on adhère aux règles de vie laïques ici ; on est favorable au mariage arrangé là-bas, mais on le condamne ici ; on milite contre le travail des femmes là-bas, mais on l’approuve ici… Le seul véritable conflit porte sur le Moyen-Orient. Les immigrés sont très désireux de trouver, grâce à la parabole, d’autres informations que celles des chaînes françaises, parce qu’ils y percoivent une stigmatisation qui les révolte. Peut-être faut-il aujourd’hui s’interroger sur les effets d’une représentation dévalorisante des musulmans à la télévision... »

(1) « Antennes paraboliques et consommation télévisuelle des immigrés », Hommes et Migrations, novembre-décembre 1997.



(2) « Médias du cœur et médias de la raison, la socialisation des migrants », Questions de communication, 2005.



A DECOUVRIR

Algérie : Canal Algérie (Hot Bird, CanalSat, Noos), Algérie 3 (Arabsat 3, Hot Bird). Maroc : RTM (CanalSat, Neuf TV), 2M Maroc (CanalSat, TPS, Noos), Berbère TV (TPS, Noos, Free).

Chaînes d’info panarabes : Al-Jazira (TPS, Free), Al-Arabiya (Arabsat, Hot Bird).

Sandrine Tolotti
Reportage photos : Louise Oligny pour Télérama

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