Le coeur là-bas, mais la tête ici
A Montfermeil, près de Paris, une famille branchée sur 2M Maroc. Cette chaîne privée est très regardée en France.
Loin d’être sous l’influence des médias arabophones, les immigrés sont des téléspectateurs comme les autres, avec juste quelques chaînes en plus. Qui les aident à retrouver leurs racines. Enquête.
Les
Arabes vivent chez nous, mais le soir ils rentrent chez eux. Les
paraboles les relient à Dieu, aux pays frères, à la voix de leurs
maîtres. Plus la parabole absorbe de signaux venus d’Orient, plus la
France devient inutile. » L’opinion de Jean de Boishue, alors
secrétaire d’Etat chargé de l’Enseignement supérieur, n’est sans doute
pas passée à la postérité. Mais, en cette année 1995 où les balcons des
« banlieues » fleurissent de paraboles, il dit tout haut ce que
beaucoup murmurent tout bas : il y a péril en la demeure. Les chaînes
arabophones par satellite risquent d’écarter les immigrés d’origine
maghrébine et leurs enfants de la société française. Pis, elles
distilleront une influence culturelle et idéologique hostile. A
Saint-Cloud, à Courcouronnes, les maires, de droite comme de gauche,
tentent d’interdire ces antennes. Hassan M’Béchour, travailleur social
et collaborateur de l’institut Panos, une ONG spécialisée dans le
soutien au pluralisme des médias, se souvient : « Ces réactions
disaient en filigrane une volonté de contrôle idéologique des immigrés
et de leurs enfants. Et puis, la suspicion envers les chaînes
étrangères était le signe d’un absolu mépris pour ces téléspectateurs,
comme s’ils n’avaient aucune intelligence critique, aucune capacité de
maîtriser leurs choix… »
Une dizaine d’années après, comment les populations d’origine
maghrébine utilisent-elles ces supposées « paraboles d’Allah » ? La
sécession culturelle menace-t-elle les cités ? La question peut
paraître un peu datée, quand les nouvelles technologies pulvérisent
chaque jour un peu plus les frontières. Pourtant, la notoriété
sulfureuse d’Al-Jazira, l’après-11 Septembre, l’interdiction en 2004 de
la chaîne du Hezbollah, Al-Manar, après la diffusion d’un feuilleton
antisémite, ou encore la récente éruption des banlieues sont autant de
raisons, aux yeux de certains, pour poser à nouveau la question : et si
un impalpable ghetto cathodique corsetait les « quartiers » ? Disons-le
d’emblée : les témoignages recueillis comme les rares travaux
universitaires sur le sujet infirment pareille vision et révèlent, au
contraire, une pratique bariolée de la télévision, aux antipodes du
repli sur soi.
Les femmes d’un quartier populaire de la Porte d’Ivry à Paris,
comme les postados un brin rebelles qui fréquentent une association de
jeunes du 20e arrondissement ou les ouvriers d’une résidence Sonacotra
de Gennevilliers, en banlieue parisienne : tous égrènent différentes
versions de la même histoire, celle d’une télévision poreuse aux vents
d’ici comme aux vents du monde. Où les films de Bollywood et le cinéma
de Hong Kong côtoient MTV et les chaînes de rap en tout genre ; où
Al-Jazira et les télévisions marocaines croisent PPDA et le journal de
M6 ; où les telenovelas mexicaines et les séries américaines cohabitent
avec les feuilletons saoudiens ; où la Star ac version marocaine
alterne avec Zone interdite… La télévision des immigrés est résolument
plurielle. Selon que l’on est jeune ou vieux, homme ou femme, diplômé
ou analphabète, riche ou pauvre, on se mitonne un écran bien à soi. A
mille lieues d’une éventuelle tyrannie « communautaire ».
Dès 1996, le sociologue britannique Alec Hargreaves avait
révélé cette diversité. Son enquête, menée avec la chercheuse Dalila
Mahdjoub, soulignait en particulier le fossé séparant les générations :
« Alors que les migrants à proprement parler se réjouissent de renouer
avec leur pays et leur culture d’origine grâce au satellite, la
deuxième génération regarde beaucoup plus les chaînes françaises (1).
Et quand les enfants peuvent choisir librement des programmes
étrangers, leurs préférences vont aux chaînes américaines, ce en quoi
ils ressemblent fort aux jeunes de souche française. » « La parabole,
chez ma mère, je l’esquive, dit aujourd’hui Nadia, 19 ans. D’abord, je
ne comprends presque rien. Et puis, il faut déjà que je m’occupe de
faire ma vie là où je suis avant de m’intéresser à l’étranger.
D’accord, ça fait toujours plaisir de savoir ce qui se passe au bled.
Mais bon, c’est encore pire qu’ici, ça me démoralise. » En 2006,
l’intérêt pour les chaînes arabes reste plus que jamais fonction de
l’âge du téléspectateur, confirme précisément une enquête récente :
73,3 % des moins de 25 ans interrogés par le sociologue Kamel
Hamidou (2) regardent uniquement la télévision française ; seuls 26,7 %
naviguent d’un univers à l’autre.
Le nomadisme culturel n’est pas l’apanage des jeunes. Toutes
générations confondues, il est rare qu’une télévision chasse l’autre.
« Les téléspectateurs d’origine arabe ne délaissent pas les programmes
français une fois la parabole installée, résume Kamel Hamidou : 38 %
m’ont dit continuer à regarder exclusivement les chaînes d’ici ; et
34 % en alternance avec les télévisions paraboliques. » Une enquête
d’audience réalisée auprès d’un échantillon de population immigrée
d’origine maghrébine en France, en février 2005 par Médiamétrie pour la
chaîne privée 2M Maroc, confirme ce goût pour les allers-retours. Même
si l’échantillon surreprésente massivement les Marocains (70 %),
l’étude démontre sans équivoque la réalité de la double culture : 2M
Maroc se taille un joli succès en occupant le deuxième rang des chaînes
les plus regardées, devant France 2. Mais derrière TF1.
Tout se passe comme si les populations d’origine maghrébine
rassemblaient via l’écran les morceaux éparpillés d’elles-mêmes. Des
moments sont réservés à la part de soi restée « au pays », d’autres
pour la part de soi vivant ici. « Notre cœur est là-bas, mais notre vie
est en France », résume Fatma au milieu d’un groupe de femmes récemment
arrivées, venues apprendre le français dans une association de quartier
du 14e arrondissement. Toutes disent à demi-mots l’importance des
chaînes du pays, qui d’une part leur évitent les « bisous et les
câlins » que montre la télévision française, et que d’autre part elles
regardent pour les feuilletons, les variétés et les émissions de
cuisine rappellant des sensations qu’elles ne veulent pas oublier. Mais
le journal de 20 heures reste un rituel dans une nouvelle vie à
laquelle on tient aussi. Malika, née en France, éprouve aussi ce besoin
de retrouver un peu des couleurs et des parfums de l’Algérie qu’elle
n’a pourtant découverte qu’à l’âge de 16 ans, en 1977. Elle pratique
une multiple vie cathodique, mêlant les programmes éducatifs de France
5, les films de Bollywood diffusés par les télévisions indiennes et les
films algériens proposés par Berbère TV – la chaîne française en kabyle
–, qui montrent « le pays que m’ont raconté mes parents ». Le cœur, ou
si l’on préfère la mémoire, pèse plus lourd que l’idéologie dans les
choix de programmes. Pour la majorité des immigrés, la télé
satellitaire n’est guère qu’une télévision en plus. Essentielle, mais
pas unique. Celle que l’on regarde pour avoir des nouvelles d’un pays
où vivent encore des proches, celle qui dorlote les jours de bleu à
l’âme. « C’est bête, mais c’est comme une aspirine que tu prendrais
pour calmer un mal de tête, murmure Malika. Il y a un petit manque. Et
dès que tu as pris ta petite bouffée de Kabylie, ça va mieux. »
Cette télévision n’est ni une manière de se retirer du monde,
ni une manière de s’abstraire de la France. Juste un moyen d’amadouer
l’exil. De remplacer la tragédie de la « double absence » dont parlait
le sociologue Abdelmalek Sayyad par une forme de « double présence »
moins traumatisante. « Il m’arrive de discuter avec ma mère au
téléphone et de réaliser qu’on est en train de regarder la même chose.
On se sent un peu moins éloignés l’un de l’autre, ça fait un bien
fou », raconte Mustapha, la quarantaine, depuis sept ans en France. En
ce sens, la télévision satellitaire est un atout pour l’intégration.
« Il est vital de conserver certains repères, rappelle Kamel Hamidou.
La déculturation complète peut rendre fou. Et, d’une certaine manière,
plus les immigrés approfondissent leurs liens avec la société
française, plus ils ressentent le besoin de se replonger de temps à
autre dans leur culture d’origine, avec des façons de parler, d’être ou
de rire qui leur sont douces. Le voyage virtuel qu’autorise la parabole
atténue la traditionnelle schizophrénie de l’immigré. »
Un calmant, en somme, et d’autant plus efficace que la
télévision « du pays » fait aussi, paradoxalement, violence à la
nostalgie. Elle rapproche et éloigne tout à la fois, en montrant au
quotidien un pays réel qui ne ressemble plus à ce « bled » imaginaire
que l’on a emporté avec soi : la parabole désenchante le souvenir. Dans
les années 90, les Algériens de France assistaient ainsi au déchirement
d’une société qui n’était plus en guerre contre la France mais contre
elle-même ; plus récemment, les Marocains regardaient, ébaubis, défiler
sur leurs écrans la Gay Parade de Casablanca… Avec le satellite, les
horloges arrêtées mentalement au jour et à l’heure du départ se sont
remises en marche. Et il est enfin possible de faire le deuil du
départ, explique le sociologue Ahmed Boubeker : « Dans les années 90,
c’est en regardant les images en continu de la guerre civile que les
pères algériens ont compris que le pays avait changé en profondeur en
leur absence, et qu’ils ne rentreraient jamais. Ils ont pu solder la
dette imaginaire qu’ils pensaient avoir à l’égard du bled. Ils savent
désormais que l’avenir est ici, nulle part ailleurs. »
Une dizaine d’années après l’apparition des paraboles, les
Maghrébins et leurs enfants piochent-ils, via les chaînes arabophones,
des idées et des valeurs venues d’ailleurs ? Rien n’est moins sûr.
Comme le souligne Olfa Lamloum, auteur d’un livre sur la chaîne
Al-Jazira : « Il faut énormément relativiser l’impact de telles
chaînes. L’arabe littéraire parlé qu’on y entend n’est souvent pas
compris par les immigrés maghrébins, et notamment les jeunes. » Dans
une enquête récente auprès de militants d’associations musulmanes –
« la frange censée s’intéresser le plus à ces médias » – la politologue
l’a constaté : « Ils regardent les images, sont satisfaits d’avoir une
source d’information différente, supposée conforter leur opinion sur le
conflit israélo-palestinien, l’islamophobie ou la lutte contre le
terrorisme. Mais ils sont obligés d’aller sur le site en anglais de la
chaîne pour se faire une idée de ce qu’ils ont entendu. Au-delà de son
importance symbolique, Al-Jazira n’a qu’une influence politique
limitée : elle est faite et pensée depuis le Moyen-Orient pour le
Moyen-Orient, et ne traite que rarement de sujets intéressant les
jeunes Français musulmans. Même l’affaire du voile n’a été que très peu
évoquée sur ses plateaux. »
La « cinquième colonne » médiatique arabe est un fantasme,
renchérit Kamel Hamidou. « Si les émissions des chaînes arabophones
peuvent véhiculer des valeurs qui contredisent les valeurs dominantes
en France, les téléspectateurs font la part des choses. On ne comprend
pas la nécessité de séparer le politique du religieux dans les pays
arabes, mais on adhère aux règles de vie laïques ici ; on est favorable
au mariage arrangé là-bas, mais on le condamne ici ; on milite contre
le travail des femmes là-bas, mais on l’approuve ici… Le seul véritable
conflit porte sur le Moyen-Orient. Les immigrés sont très désireux de
trouver, grâce à la parabole, d’autres informations que celles des
chaînes françaises, parce qu’ils y percoivent une stigmatisation qui
les révolte. Peut-être faut-il aujourd’hui s’interroger sur les effets
d’une représentation dévalorisante des musulmans à la télévision... »
(1) « Antennes paraboliques et consommation télévisuelle des immigrés », Hommes et Migrations, novembre-décembre 1997.
(2) « Médias du cœur et médias de la raison, la socialisation des migrants », Questions de communication, 2005.
A DECOUVRIR
Algérie : Canal Algérie (Hot Bird, CanalSat, Noos), Algérie 3 (Arabsat
3, Hot Bird). Maroc : RTM (CanalSat, Neuf TV), 2M Maroc (CanalSat, TPS,
Noos), Berbère TV (TPS, Noos, Free).
Chaînes d’info panarabes : Al-Jazira (TPS, Free), Al-Arabiya (Arabsat, Hot Bird).
Sandrine Tolotti
Reportage photos : Louise Oligny pour Télérama